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Mexique: dignes par l’agroécologie

L’agroécologie, qui dérive de la cosmovision maya, peut constituer un guide pour permettre aux communautés de lutter contre la malnutrition et garantir la souveraineté alimentaire.

A Santa Maria Coloctepec, sur la côte Pacifique du Mexique, une coopérative de six femmes se charge d’alimenter les environs – et en particulier la ville de Puerto Escondido, paradis des surfeurs et des hippies – en beurre de cacahuète et tahin biologiques. Depuis bientôt vingt ans, elles achètent, transforment et écoulent jusqu’à sept tonnes par année d’arachides et de sésame.

Constanza Santos Lopez, présidente des Productrices écologiques du Tomatal, se souvient: «Une femme médecin est venue visiter notre communauté et nous a parlé de la valeur nutritive de la cacahuète et de ses bienfaits, en particulier pour les enfants. A cette époque, la situation économique était difficile, et on avait de la peine à se procurer des aliments sains. On a alors décidé de se lancer.»

L’avènement de la malbouffe

Après les bouleversements des habitudes alimentaires induits par la colonisation puis par la révolution verte, c’est la libéralisation des marchés qui aggrave la situation. Aux problèmes de sous-alimentation s’ajoutent toutes les déclinaisons de la malnutrition. «La signature de l’Alena [accord de libre-échange nord-américain] en 1994 et les politiques permissives du gouvernement ont favorisé la malbouffe d’une telle manière qu’aujourd’hui le pays est submergé par une épidémie d’obésité, de surpoids et de diabète. D’après une enquête réalisée en 2012, plus de 70% de la population adulte est en surpoids», explique Francia Gutiérrez Hermosillo, cofondatrice de la campagne «Sin maíz no hay país» (sans maïs il n’y a pas de pays). Car le maïs est la clé de voûte de l’identité mexicaine. On le trouve à tous les repas, sous toutes ses formes et de toutes les couleurs ainsi que sur chaque autel, que ce dernier soit à l’église ou à la maison. Mais s’il reste l’aliment de base des Mexicains, il est à présent bien souvent génétiquement modifié.

Et les chips, sodas et sucreries remplacent petit à petit les légumes et légumineuses cultivés par les mayas et leurs descendants. Ainsi, de nombreuses organisations qui luttent pour les droits humains ou la protection de l’environnement comptent un volet santé publique dans leur action, car c’est là que se situe l’urgence. Et parce qu’il s’agit d’un des rares domaines où l’Etat apporte un semblant de soutien à la société civile, notamment en finançant certains programmes publiques de sensibilisation, comme celui par le biais duquel Constanza Lopez et ses voisines entendirent pour la première fois parler de la valeur nutritive de la cacahuète.

L’amarante réintroduite

Alfredo San Juan Ortiz, âgé d’une vingtaine d’années et doté d’un tempérament de leader, est l’un des deux cents producteurs d’amarante de l’Etat d’Oaxaca. A plus de 2000 mètres d’altitude, dans le petit village de Santa Catarina Tayata, il vient d’achever la récolte de cette herbacée dont les minuscules graines s’arrachent dans les magasins bio d’Europe et qui faisait partie des rituels Aztec, Maya et Toltec. Mais la famille d’Alfredo Ortiz n’avait jamais entendu parler de l’amarante. En effet, les conquistadores et les frères évangélisateurs débarqués d’Espagne au XVIe siècle en avaient interdit la culture et la consommation.

Le jeune producteur vend aujourd’hui sa récolte à Puente por la salud, une organisation qui s’efforce de redonner vie à cette plante extrêmement polyvalente. Dans le petit village de Santo Tomas Mazaltepec, les paysans qui la cultivent font goûter leur version de la tlayuda, la fameuse «pizza d’Oaxaca», à un groupe d’observateurs des potentiels impacts négatifs de l’aide au développement étatsunienne en Amérique latine. Ils se régalent et repartent les mains pleines d’alegrias, ces légères barres d’amarante soufflée et de céréales, vendues dans de nombreuses écoles de la région. Si le but premier de Puente por la salud était de parer à un problème de santé publique, elle se consacre désormais plus largement à faciliter l’accès des communautés à la souveraineté alimentaire, en favorisant l’agroécologie et l’autogestion.

Outil de libération

Iraïs Sanchez, directeur du programme écoamarante, explique qu’à présent le travail de l’organisation est surtout technique: «Puente encourage un maximum les différentes formes d’auto-organisation, qu’elles soient informelles – par exemple lorsque plusieurs cultivateurs s’associent pour valoriser les déchets de l’amarante en fourrage – ou formelles – notamment via ENLACE, un réseau national qui permet aux producteurs d’avoir un certain poids politique.»

Pour la plupart des associations de la société civile, il ne s’agit pas de fournir des ressources matérielles aux populations les plus pauvres, mais les outils qui leur permettront de subvenir à leurs besoins et de transcender leur pauvreté. La théologie de la libération est passée par là. Pour de nombreuses organisations basées au Chiapas, un des Etats les plus pauvres du pays, l’agroécologie est l’un de ces outils.

Selon Rigoverto Albores Serrano, agronome chez DESMI – Association pour le développement économique et social des Mexicains indigènes –, cette démarche contribue à la transformation sociale. «Il s’agit d’émanciper les gens. Grâce à l’agroécologie, les communautés apprennent à composer avec ce qui est à disposition sur place et à limiter les intrants externes. Bien sûr, nous avons toujours encouragé le passage à la culture biologique, d’abord pour le café, puis pour l’entier des productions – idéalement diversifiées –de la communauté. Mais le système du bio, comme celui fair trade, n’est pas une panacée. Les certifications coûtent cher et excluent souvent les petits producteurs. Nous avons donc mis en place un processus d’autocertification.»

Rompre la dépendance

Même son de cloche du côté d’Amextra, une association active à l’échelle nationale qui possède un magnifique centre de «transformation» à Palenque au Chiapas, soit deux hectares consacrés aux expérimentations agroécologiques et à l’écoconstruction. L’organisation y propose de nombreuses formations et défraie «en nature» les participants. Il s’agit de capacitación, un terme espagnol qu’il serait réducteur de traduire simplement par formation, car il implique aussi la notion d’autonomisation, ou d’empowerment, et exprime une conception de l’aide au développement particulière. Les communautés les plus démunies, en prenant conscience des dynamiques de changement et de leurs propres capacités, rompent le cercle vicieux de la dépendance. Amextra tâche avant tout de redorer le blason de l’agriculture familiale, de montrer que la terre est une richesse. Car si beaucoup de familles en possèdent encore, la plupart pensent la vendre. Les jeunes ne savent souvent plus cultiver les champs et le gouvernement facilite toujours d’avantage la vente des terrains familiaux, pour le bonheur des éleveurs et des entreprises minières.

La milpa, un système complexe
Le terme milpa vient du nahuatl, une langue mésoaméricaine encore parlée dans de nombreuses régions du Mexique. En nahuatl, millipan signifie le «lieu cultivé». Par extension, la milpa désignait pour les colonisateurs espagnols l’ensemble de la nourriture produite par les peuples indigènes. Une dénomination plus proche de la réalité que la simple association haricot-maïs-courge – les fameuses «trois sœurs» – à laquelle la milpa a été réduite par la suite, et qui fait partie du fonds de commerce des écoles de permaculture occidentales.

A l’inverse, pour de nombreux paysans mexicains d’aujourd’hui, la milpa désigne simplement la culture du maïs, même si elle n’est pas associée à une légumineuse ou si elle implique un herbicide. Cette diversité sémantique reflète la complexité d’un système agronomique qui prend racine il y a environ quatre mille ans, lorsque les Mayas se sédentarisent entre le sud du Mexique et le Guatemala. Ils domestiquent alors de nombreuses plantes afin de compléter une alimentation faite de chasse et de cueillette.

Le docteur Mariaca s’intéresse depuis une trentaine d’années aux survivances du système agricole maya dans l’agriculture paysanne traditionnelle, partiellement détruite par la colonisation espagnole et la révolution verte. Il explique: «La milpa est un système de culture complexe qui s’articule autour du maïs, et qui peut compter jusqu’à 50 autres variétés de plantes à l’échelle de la communauté, et une quinzaine dans un seul champ. Celles-ci varient en fonction du lieu, du climat et de la culture. Historiquement, l’alimentation que procure la milpa est complétée par de nombreuses herbes sauvages comestibles, des champignons, des insectes comestibles. Et par la chasse.»

Mais la milpa ne se réduit pas à l’alimentation et fournit également du bois – pour la cuisine ou la construction –, des plantes médicinales, voire des fibres pour les vêtements. Car elle implique tout un système de rotation. «Après deux ans la terre est moins productive pour le maïs et les terrains sont consacrés à d’autres cultures. Les premières années, on plante notamment des tuberculeuses, des cacahuètes, des papayers et bananiers ainsi que des jeunes arbres de la jungle, auxquels on peut associer des plantes mellifères qui permettent l’apiculture. Après deux ou trois ans, il est déjà possible de sortir un peu de bois léger. En même temps réapparaissent certains animaux – cailles, petits dindons, tatous – qui peuvent être chassés. Après cinq ans, le terrain donne des troncs pour la construction et le gros gibier revient.» La terre n’est donc jamais improductive.