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Rencontre avec Vandana Shiva: féminité et spritualité

Icône altermondialiste et écoféministe largement inspirée par Gandhi, Vandana Shiva et son ONG, Navdanya, œuvrent pour la biodiversité, le partage des connaissances et contre le pillage des richesses naturelles. Celle qui fait trembler Monsanto nous parle du féminin et de la spiritualité. Une rencontre éclairante.

J’aimerais démarrer cette interview par une question que je brûle de vous poser. L’histoire que l’on raconte sur l’héroïsme de votre grand-père pour l’émancipation des femmes est-elle vraie ?
Absolument ! Mon grand-père souhaitait créer une école de filles dans son village à une époque où les filles scolarisées étaient rarissimes et où cette idée était inenvisageable pour beaucoup. L’ordre brahmanique (la caste dominante) refusait aux femmes le droit à l’instruction. Il a alors décidé de faire une grève de la faim et de ne plus boire une goutte d’eau avant de recevoir non seulement un soutien financier mais aussi l’agrément nécessaire. Il avait compris que c’était un des piliers de l’émancipation sociale. Il appartenait à un milieu qui croyait davantage au progrès et à la science qu’aux dogmes religieux. Tout le village le soutenait. Les financeurs ne l’ont pas suivi et les autorités elles-mêmes, après lui avoir d’abord donné leur accord, ont retourné leur veste. Les nombreux courriers qu’il a envoyés n’y ont rien changé… Puis les autorités ont enfin décidé d’accorder l’agrément mais lorsque la réponse est enfin arrivée, il était trop tard. Il était mort alors que j’avais à peine quatre ans ! Mais l’école qu’il défendait, elle, existe toujours et résonne des voix de 3 000 jeunes filles !

Autant dire que vous êtes née sous le signe du féminisme… Quelle rencontre vous a permis de vous impliquer vous-même dans ce mouvement ?
Lorsque j’ai découvert puis ai appartenu au mouvement Chipko. Ces femmes illettrées vivant dans la forêt suscitaient le mépris réservé aux basses castes. Le fait de partager la vie quotidienne des villageoises m’a ouvert les yeux sur un point : elles maîtrisaient une quantité incroyable de connaissances ! Aujourd’hui encore, les femmes vivant en milieu rural ont une connaissance profonde et précise du milieu naturel. Cette expertise fine n’entre même pas dans le spectre de ce que l’on appelle “connaissance” alors qu’il s’agit de pratiques culturelles et scientifiques élaborées, qui se prolongent également dans les champs : la protection des semences ou encore le choix d’une stratégie culturale ont longtemps été des domaines réservés aux femmes.

Pourquoi la société ne reconnaît-elle pas ces aptitudes incroyables ?
Parce que cela permet notamment de passer sous silence le travail colossal qu’elles effectuent. Lors d’une étude réalisée en 1988 auprès de paysannes, nous avions noté que, sur un hectare de terres cultivées, une paire de bœufs travaille 1 064 heures par an, un homme 1 212 heures et une femme 3 485 heures. Une femme travaille donc plus longtemps qu’un homme et les animaux de la ferme réunis ! Depuis, ces données ont été recoupées par celles d’autres études : la FAO a notamment montré qu’en Asie et en Afrique, dans les zones rurales, les femmes travaillent chaque semaine treize heures de plus que les hommes.

Pourquoi les femmes s’impliquent-elles autant ?
Cela relève quasiment d’un instinct lié à leur rôle de mère : elles donnent la vie et la protègent, quelle que soit sa forme – enfants, graines, biodiversité… Elles donnent la priorité aux nécessités fondamentales de la vie, quitte à se sacrifier pour la communauté. C’est ce qui m’a poussée à mettre la notion d’écoféminisme au centre de toutes mes démarches. Les femmes du mouvement Chipko étaient dotées d’un courage spontané. N’exposaient-elles pas leur corps aux armes et aux coups de la police pour protéger la forêt ? Cette orientation altruiste subsiste au Sud comme au Nord. Cette bienveillance naturelle est inscrite dans leurs gènes.

Outre cette bienveillance pour leurs semblables, par quel mystère les femmes se sentent-elles aussi concernées par la protection de l’environnement ?
Il s’agit d’une connaissance hors des mots. Elles savent intuitivement que leur destin est lié à celui de la nature. De même, autrefois, les paysannes du mouvement Chipko ignoraient la notion d’holisme, mais elles en étaient pourtant profondément imprégnées : elles considéraient la nature comme un réseau d’interdépendances, un ensemble bien supérieur à la somme de ses parties. De cette vision découlaient une humilité et un respect quasi religieux de la nature. Aujourd’hui encore les femmes sont toutes dotées de cet instinct de protection, de cette clairvoyance mêlée de bienveillance. Il s’exprime plus ou moins selon les cas et le contexte, mais il est toujours présent.

Puisque vous évoquez la religion, le lien entre femmes et nature apparaît-il dans certains textes religieux ou émanant des grandes spiritualités ?
Oui, dans la cosmologie indienne tous les êtres vivants naissent d’une seule et même énergie appelée Shakti. Ce nom désigne le principe féminin et la force créatrice. Le lien profond entre les femmes et la nature est inscrit dans nos gènes depuis toujours et relève d’un héritage multimillénaire.
Sommes-nous suffisamment à l’écoute de ce type de message ? En quoi la défiance vis-à-vis de la spiritualité et des religions conduit-elle à négliger aussi l’environnement ?
Toute la création est habitée par le divin. Le pillage des ressources et la destruction de la biodiversité découlent donc directement de la désacralisation de la nature. Sacraliser à nouveau tout ce qui vient de la terre, y compris la vie humaine, est une démarche vitale pour stopper la disparition des écosystèmes. Envisager le monde à travers une grille de lecture qui ne considère pas la nature comme inerte, passive et uniquement vouée à être exploitée, ni la femvme comme le sexe faible, procède du même regard. Je considère la nature comme un sujet vivant et l’intelligence féminine comme essentielle pour la survie de l’humanité.

À ce propos vous dites souvent que les femmes assurent la part la plus significative de notre sécurité alimentaire en produisant plus de la moitié de l’alimentation mondiale…
Oui, vous remarquerez que la moitié des fermiers à travers le monde sont des femmes, mais leur contribution aux travaux agricoles peut atteindre 60 % dans certains pays. Et ce serait beaucoup plus encore si les femmes avaient un accès aux ressources naturelles équivalent à celui dont bénéficient les hommes !

Pourquoi dites-vous que les femmes sont les gardiennes des semences ?
Il s’agit d’un constat historique commun à toutes les cultures : les femmes sont les premières agricultrices et, aujourd’hui encore dans les sociétés traditionnelles, elles prennent par exemple soin du riz qui sera replanté pour obtenir la récolte de la saison suivante. Cela demande de maîtriser la reproduction et notamment d’aller dans les champs et de sélectionner les meilleures graines. Les femmes font le lien entre le champ et l’assiette, en passant par la protection des graines, leur reproduction, la cuisine, le goût, etc.

Mais, pour les femmes occidentales, ce rôle nourricier et de préservation de la biodiversité a-t-il encore la moindre signification ?
Bien sûr ! Les nouveaux fermiers en Europe et aux États-Unis – qui le deviennent par choix et qui arrivent souvent de secteurs qui n’ont aucun lien avec l’agriculture (santé, informatique…) – sont en majorité des femmes.
Par ailleurs, le parcours des aliments ne se limite pas à l’agriculture : la transformation et la cuisine en font aussi partie. La décision de cuisiner des ingrédients bruts, plutôt que de réchauffer des plats préparés, revient le plus souvent aux femmes, tout comme le soin apporté aux enfants lorsqu’ils souffrent d’une intolérance ou d’une allergie alimentaire. Tout cela fait aussi partie de leur rôle nourricier.
Certes, dans les pays riches elles interviennent moins dans la vie agricole et ont été éloignées de la cuisine par des publicités les montrant libérées des tâches culinaires et recourant aux surgelés. L’industrialisation visait à en faire de simples consommatrices mais sans y parvenir : les décisions alimentaires leur appartiennent encore largement. Est-ce que ce ne sont pas les femmes qui ont commencé la campagne pour l’étiquetage des produits alimentaires aux États-Unis, en voyant leurs enfants devenir allergiques après avoir absorbé des OGM ? Est-ce que les grands chefs cuisiniers – le plus souvent des hommes – ne répètent pas tous qu’ils utilisent les astuces de leurs mères et de leurs grands-mères ? La culture, le savoir-faire et l’expertise des femmes sont indéniables. Même en bout de chaîne dans un système industriel, le choix réduit qui consiste à décider du contenu de nos assiettes revient encore aux femmes !

Anne Ghesquière