Publié le

Des semences paysannes face au désordre climatique

Pour lutter contre la perte de biodiversité dans les champs et la mainmise des semenciers industriels, des réseaux de paysans produisent aujourd’hui leurs propres semences. En Inde, dans l’État de l’Uttarakhand, une banque des semences a été créée sous l’impulsion de la militante écologiste Vandana Shiva.
C’est un geste ancestral : au moment de la récolte, le paysan du Sud et d’ailleurs repère les meilleurs plants et choisit minutieusement les semences qu’il replantera la saison suivante. Cette sélection rigoureuse améliore la qualité de l’espèce, sa résistance aux maladies, son adaptation à l’environnement et garantit une bonne production.

Un geste que les agriculteurs ont peu à peu abandonné au cours du siècle dernier au profit des professionnels de la semence qui exploitent désormais des variétés hybrides. Créées en laboratoire, ces nouvelles variétés obtenues par croisement offrent de gros rendements, mais ne peuvent être reproduites par le paysan qui doit à chaque fois racheter des semences. « Le résultat, s’inquiète Frédéric Latour, du réseau Semences paysannes, c’est que le marché des semences est devenu très concentré. Trois multinationales, Monsanto (rachetée par Bayer), DuPont-Pioneer et Syngenta, détiennent la moitié du commerce mondial. La dépendance des paysans vis-à-vis de leurs fournisseurs est totale, car elle est encore renforcée par l’offre de kits technologiques complets, qui comprennent la semence et les produits phytotechniques, pesticides et herbicides, qui assureront la protection des cultures. En fait, ces entreprises sont autant des chimistes que des semenciers. »

La force des variétés hybrides, c’est leur uniformité biologique, qui fait que chaque individu présente les mêmes besoins et se développe de la même manière. « Si on regarde un champ de blé en Europe, poursuit Frédéric Latour, on remarque que tous les plants sont rigoureusement identiques, même taille, même épi, même maturité. C’est très pratique pour l’industrie. » Mais cette uniformité biologique a également ses mauvais côtés. « Si, durant la saison, survient le moindre imprévu, une petite sécheresse par exemple, tous les plants risquent d’être détruits s’ils ne sont pas irrigués. Notre agriculture est devenue très dépendante des technologies et très peu résiliente aux aléas climatiques, alors que l’on sait que le climat va devenir de plus en plus imprévisible. »

Comment injecter de la biodiversité dans l’agriculture ? En remettant en culture des variétés traditionnelles, céréales et légumes autrefois cultivés, et qui sont aujourd’hui au bord de l’extinction. « Les variétés paysannes, reprend Frédéric Latour, présentent un large réservoir génétique, ce qui signifie que les individus d’une même variété sont très différents les uns des autres. Cela leur permet de s’adapter à toutes les conditions, car quelles que soient les conditions de culture, il y aura toujours des plants qui se développent bien. »

« ENRAYER L’ÉROSION GÉNÉTIQUE »

Mais voilà, les semences des variétés paysannes sont difficiles à trouver puisque les semenciers n’en proposent pas. Il faut s’en procurer auprès d’un paysan ou d’un jardinier amateur, puis produire sa propre semence. Un travail laborieux, titanesque même si l’on veut conserver les milliers de variétés qui faisaient la richesse de l’agriculture autrefois. « C’est le prix à payer pour enrayer l’érosion génétique qui menace nos plantes », reprend Frédéric Latour.

En France, le réseau Semences paysannes met en relation 80 associations de paysans, de semenciers alternatifs, mais également de jardiniers amateurs désireux de perpétuer la culture de variétés locales. La banque de graines recherche dans le monde entier des semences paysannes difficiles à trouver et les fait reproduire en France. Une partie des semences récoltées est vendue. Elle developpe aussi grace à la multiplication des plantes fruitières des forets fruitieres et nourricieres.

« Nous montrons que faire sa semence, qui fut le travail fondateur du paysan, reste toujours un véritable enjeu. » En Belgique, le semencier bio Semailles, installé près de Namur, produit et commercialise 600 variétés de semences potagères et aromatiques biologiques anciennes.

Comme un écho au combat des défenseurs des variétés paysannes, la FAO (Food and Agriculture Organization, l’organisation des Nations unies spécialisée dans les questions agricoles) estime qu’au siècle dernier, 75 % de la diversité phytogénétique mondiale ont été perdus. L’Inde est l’un des pays qui s’est le plus détournée des variétés traditionnelles. Ses paysans cultivaient autrefois 42 000 variétés différentes de riz. Aujourd’hui, ils assurent les trois quarts de la production rizicole avec 10 variétés seulement.

Cet appauvrissement est le résultat de la politique agricole mise en place dans les années 60 sous le nom de Révolution verte. Constatant que le pays n’était pas autosuffisant, les autorités ont couvert le pays de périmètres irrigués et poussé les paysans à cultiver des variétés à haut rendement qui nécessitent l’emploi d’engrais et de pesticides.

Dans un premier temps, le pays est devenu effectivement autosuffisant en céréales. Puis des difficultés inattendues sont apparues. « La concentration des variétés a provoqué des chocs sociaux très violents. Les paysans doivent s’endetter pour acheter leurs semences et leurs intrants. Lorsque les récoltes ne sont pas bonnes, ce qui arrive parfois, ils sont purement et simplement ruinés, incapables de rembourser leurs dettes. On estime qu’en 20 ans, 90 000 paysans se sont suicidés », explique Audrey Boullot, chargée de projet au sein de l’association française Sol, Alternatives agroécologiques et solidaires.

UN CLIMAT ARIDE

Sur les pentes de l’Himalaya, dans l’État de l’Uttarakhand, cela fait un moment que les paysans ont cessé de croire au miracle de la Révolution verte, d’autant qu’ils doivent maintenant affronter des désordres climatiques très importants. « Ils assistent à une multiplication de situations extrêmes, poursuit Audrey Boullot, il y a eu de fortes inondations en 2013, puis deux années de relative sécheresse. Le temps devient imprévisible, d’où la nécessité de se tourner vers des semences locales très résistantes grâce à leur bonne diversité génétique. » Comme en France, et ailleurs, cultiver des variétés locales conduit à produire ses propres semences.

A Dehra Dun, la capitale régionale, une banque de semences a été créée à cet effet par Vandana Shiva, militante écologiste, féministe et figure du combat altermondialiste en Inde. Navdanya, c’est le nom du projet, assure la survie de quelque 2 000 variétés de plantes propices à la culture biologique. La banque bénéficie aujourd’hui du soutien de l’association Sol. « La conservation de semences est un gros travail, insiste Audrey Boullot. Il ne suffit pas de stocker des graines, il faut les replanter pour faire évoluer les espèces, sinon elles sont figées. »

Les paysans de 13 villages de l’Etat sont maintenant associés au projet. « Nous avons formé près de 500 personnes, essentiellement des femmes, au travail de sélection et à la culture bio. Le résultat de nos efforts est là : en quatre ans, la biodiversité de la zone a augmenté d’un quart et la fertilité des sols s’est nettement améliorée. »

Le succès des banques de semences dans l’Uttarakhand pousse maintenant leurs promoteurs à élargir l’expérience à d’autres Etats, dont le lointain Rajasthan, dans l’ouest du pays. « Là-bas, conclut Audrey Boullot, on sera dans un climat aride, très éloigné de ce qu’on connaît dans l’Himalaya, ce qui nous permettra de tester notre modèle dans des conditions climatiques différentes. »